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La biographie cachée {#sec:biographies}

Un parti pris éditorial remarquable de l'EDdA est de ne pas avoir inclus de biographies dans ses pages, choix assez emblématique du siècle des Lumières et qui correspond bien à l'idéal humaniste et démocratique de diffusion du savoir pour sa portée libératrice intrinsèque [@dantuono_democratie_2018, p.99] plutôt que pour mettre en valeur des récits héroïques individuels. Les auteurs le justifient très simplement dans le Discours Préliminaire de l'EDdA en écrivant qu'un autre dictionnaire, celui de Moreri, contient déjà des notices sur les «noms de Rois, de Savans, & de Peuples» (L'Encyclopédie, T1, p.xlj).

Les pages de l'EDdA citent tout de même bien sûr des figures historiques autant qu'elles éclairent l'histoire des disciplines où elles se sont illustrées. Ainsi, l'article «MÉDECINS ANCIENS» (L'Encyclopédie, T10, p.276) offre un historique détaillé de la médecine illustré par les contributions de nombreux médecins célèbres depuis l'antiquité. Certains des paragraphes contiennent, en sus de la bibliographie et de la liste des apports de la personne qu'ils concernent, quelques éléments biographiques comme leur lieu et éventuellement année de naissance ou de mort. Mais de nombreuses biographies que l'on pourrait qualifier de «clandestines» ont également été rapportées dans la Géographie par exemple par @roe_discourses_2016[p.5] qui décrivent comment l'entrée sur le village de Wolstrope sert en fait de prétexte pour introduire une biographie de Newton. Particulièrement fréquentes sous la plume du chevalier de Jaucourt qui a été le contributeur le plus important de la Géographie dans l'EDdA signant 57.2% des articles du domaine d'après @laramee_production_2017[p.166], de nombreuses autres biographies ont été rapportées dans des articles de Géographie, que ce soit plus loin par @laramee_production_2017[p.169] ou par @vigier_articles_2022[p.70].

Il est donc impossible d'envisager correctement la Géographie dans les pages de l'EDdA sans s'intéresser aussi à la place des biographies. Il faut d'abord déterminer si elles entretiennent une relation particulière avec les articles de géographie, ou si ces inclusions relèvent simplement des pratiques encyclopédiques de l'époque. Deux attitudes peuvent s'envisager face à la présence de ces textes: on peut ou bien les considérer comme des îlots de contenu non disciplinaires à l'intérieur des articles et les détournant de leur vocation première1 ou bien considérer au contraire que puisqu'ils font partie des articles qui ont été écrits, ils sont constitutifs des discours de l'époque. Quoi qu'il en soit, une conséquence importante des choix éditoriaux des encyclopédistes pour les présents travaux est que le modèle utilisé n'a pas pu apprendre à reconnaître les biographies car elles ne sont pas identifiées explicitement dans les pages de l'EDdA et constituent donc un angle mort important du modèle et par conséquent des résultats qu'il est possible d'observer en l'utilisant.

Et la question est d'autant plus pertinente dans une perspective diachronique, puisque LGE comporte un très grand nombre de notices biographiques explicites sous forme d'entrées dont la vedette est le nom de famille de la personne décrite. La figure \ref{fig:zschimmer_t31} le rappelle, la figure \ref{fig:loveling_lge} l'illustrait déjà à la page \pageref{fig:loveling_lge}. Faut-il donc penser que la Biographie aurait pris son indépendance de la Géographie entre le XVIII^ème^s. et le XIX^ème^s. ou plutôt y voir la preuve que la biographie a une existence propre et n'aurait jamais dû envahir l'espace consacré à cette science ?

Article ZSCHIMMER dans LGE, T31, p.1338

De plus, l'existence de la biographie comme domaine de connaissance en soi au même titre que les Mathématiques, la Médecine ou la Géographie ne relève pas de l'évidence. En revenant comme à la section \ref{sec:knowledge_domains} (voir p. \pageref{sec:knowledge_domains}) à l'avant-propos de LGE (La Grande Encyclopédie, T1, p.XI) on constate qu'il n'est fait aucune mention de la Biographie parmi les sciences citées alors qu'elles sont tellement omniprésentes qu'une page ouverte au hasard en contient statistiquement au moins une — le plus souvent même plusieurs — pourvu qu'elle ne soit pas à l'intérieur d'un article-essai s'étendant sur plusieurs pages.

On pourrait s'attendre à voir une biographie rattachée au domaine dans lequel s'est illustrée la personne à laquelle elle est consacrée, comme c'est par exemple le cas de celle sur SHAKESPEARE (La Grande Encyclopédie, T29, p.1142) pour laquelle le modèle prédit la classe «Belle-lettres», mais on constate en pratique qu'un grand nombre d'entre elles ont reçu la classe «Histoire». Ce choix n'est pas dénué de sens si l'on considère la forte composante narrative des biographies, écrites au passé, comportant fréquemment des références à des dates d'événements et à d'autres personnages historiques que l'on retrouve habituellement dans les articles d'Histoire. Cette remarque apporte d'ailleurs un premier éclairage possible sur le constat dressé précédemment à la section \ref{sec:geography_edge_words_count} sur la disproportion des articles d'«Histoire et Géographie» dans LGE d'après le modèle par rapport aux autres domaines. En effet, le très grand nombre de biographies et la très forte tendance du modèle à les considérer comme des articles d'Histoire pourrait être une bonne piste pour expliquer leur nombre anormalement élevé. Un corollaire amusant de ces constats est qu'une façon efficace de sélectionner une biographie au hasard dans LGE consiste à choisir le premier article classé «Histoire» dont le titre n'est ni un nom commun ni un nom de roi, de pape ou de personnage mythologique.

Cette section ne propose pas de solution définitive à la question de la place des biographies dans les articles de Géographie mais tente de formuler assez précisément le problème pour commencer à y réfléchir et suggère quelques critères simples basés sur une combinaison d'observations qualitatives et quantitatives pour aller au-delà du seul constat: «Jaucourt a piraté la Géographie de l'EDdA pour écrire des Biographies».

Spécificité des lemmes «naître» et «mourir» en Géographie

Les réflexions préliminaires de cette section amènent d'abord à examiner les relations entre la biographie et les différents domaines de connaissance. L'enjeu est de déterminer si les contenus biographiques sont réellement plus présents dans la Géographie ou si ce n'est qu'une impression donnée par le fait que les exemples connus de contenus biographiques dans l'EDdA apparaissent tous dans cette discipline. En partant du cas de WOLSTROPE (L'Encyclopédie, T17, p.630), qui utilise sa ville de naissance pour parler de Newton, il est naturel de prendre la notion de ville comme point de départ. L'étude des cooccurrents syntaxiques introduits à la section \ref{alr} (voir p.\pageref{alr}) offre la possibilité d'observer les constructions dans lesquelles un terme comme «ville» est employé.

Concrètement, cette technique permet de trouver les mots les plus fréquemment associés à un motif donné à partir de considérations statistiques. En se basant sur les liens de syntaxe plutôt que sur l'ordre des mots dans la phrase, elle s'affranchit de la notion de fenêtre de recherche présente habituellement dans ce type de mesure et peut détecter des cooccurrents pertinents n'importe où dans les phrases où le motif apparaît. Dans le Lexicoscope [@kraif_lexicoscope_2016], une telle requête sur lemme «ville» étiqueté NOUN (nom commun) se formule en langage TQL2 (voir le code source \ref{lst:tql_ville}).

\begin{lstlisting}[caption=Requête TQL sur le lemme «ville» annoté \texttt{NOUN} (nom commun), label=lst:tql_ville] <l=ville,c=NOUN,#1> \end{lstlisting}

La figure \ref{fig:ville_lemma_geode} représente le lexicogramme des dix mesures les plus élevées obtenues pour cette requête. Sur cette figure, le déterminant «ce» apparaît comme cooccurrent principal de «ville», devant l'adjectif «natal». Deux autres mots outils figurent parmi les cinq premiers cooccurrents: le déterminant «le» (intéressant par comparaison avec «ce») ainsi que la préposition «dans», qui suggère l'emploi du concept de ville comme cadre circonstanciel dans lequel se produisent les événements qui intéressent les articles. Un deuxième adjectif, «petit», obtient également un score proche: l'asymétrie que crée cette observation par rapport au contraire «grand» semble suggérer qu'on qualifie bien plus volontiers une ville de «petite» que de «grande» dans les pages des encyclopédies du corpus.

Les 10 cooccurrents syntaxiques principaux du lemme «ville» annoté comme NOUN (nom commun)

Le Lexicoscope permet ensuite de générer automatiquement une autre requête qui intègre un des cooccurrents parmi ces résultats. Cette fonctionnalité correspond à une étape du procédé itératif permettant de construire progressivement un [@=ALR], équivalent de la méthode des «segments répétés» pour les cooccurrents syntaxiques. La nouvelle requête obtenue pour le premier résultat, le déterminant «ce», revient à chercher les plus forts cooccurrents du motif «cette ville». L'extrait de code \ref{lst:tql_ce_ville} montre cette requête formulée en TQL.

\begin{lstlisting}[caption=Requête TQL sur la mise en relation syntaxique quelconque du lemme «ce» annoté comme \texttt{DET} et du lemme «ville» annoté comme \texttt{NOUN}, label=lst:tql_ce_ville] <l=ce,c=DET,#2>&&<l=ville,c=NOUN,#1>::(.*,1,2) \end{lstlisting}

Son exécution sur le même corpus aboutit à la figure \ref{fig:ce_ville_lemma_geode} qui retrouve la préposition «dans», mais cette fois avec la plus forte mesure d'association. Déjà présente sur la figure \ref{fig:ville_lemma_geode}, la requête \ref{lst:tql_ville} ne pouvait par construction que rendre compte des intéractions de «ce» et de «dans» avec «ville» de manière séparée. Cette nouvelle mesure montre qu'en réalité les trois éléments apparaissent fréquemment ensemble dans le syntagme «dans cette ville». La préposition «de» suit une trajectoire semblable puis, après l'adjectif «dernier» avec une mesure d'association de 2 662, déjà bien plus faible, les autres valeurs chutent très rapidement pour un ensemble de verbes et de noms, à moins de 10% de celle obtenue par la préposition «dans».

Les 10 cooccurrents syntaxiques principaux du motif formé d'une relation syntaxique quelconque entre le lemme «ce» annoté comme DET et le lemme «ville» annoté comme NOUN

En suivant ce nouveau cooccurrent «dans» on construit la requête \ref{lst:tql_dans_ce_ville}, dont un équivalent sous forme d'arbre syntaxique en dépendances est visible à la figure \ref{fig:dans_cette_ville_tree} pour plus de clarté. Les astérisques sur les deux arêtes partant du nœud ville_NOUN représentent l'absence de contrainte sur les relations qui relient «ville» respectivement à «dans» et à «ce». En pratique, on peut s'attendre à ce que ces relations soient réalisées par un case pour «dans» et par un det pour «ce»3 mais le motif demeure flexible sur ce point. De plus, travaillant au niveau de la syntaxe et pas de la réalisation de surface des mots, la requête inclut des résultats comme «dans ces deux villes» à l'article ARABIE (L'Encyclopédie, T1, p.570) ou «dans cette dernière ville» à l'article DAEHLING (La Grande Encyclopédie, T13, p.749). L'usage de ce motif est répandu dans le corpus d'étude comme en atteste la dispersion des résultats: utilisé par au moins 27 contributeurs distincts (26 dans l'EDdA et les métadonnées disponibles pour les articles de LGE ne comportent pas d'auteur), il apparaît dans 1 674 articles.

\begin{minipage}{\textwidth} \begin{lstlisting}[caption=Requête TQL sur le motif syntaxique «dans cette ville», label=lst:tql_dans_ce_ville] <l=dans,c=PREP,#3>&&<l=ce,c=DET,#2>&&<l=ville,c=NOUN,#1>::(.,1,2)(., 1,3) \end{lstlisting} \end{minipage}

Représentation sous forme d'arbre de syntaxe en dépendance du motif défini par la requête \ref{lst:tql_dans_ce_ville}

En recherchant ce troisième motif, on obtient le lexicogramme de la figure \ref{fig:dans_ce_ville_lemma_geode} qui représente les dix cooccurrents de «dans cette ville» avec la plus forte mesure d'association. Sur cette figure, il n'y a quasiment plus que des verbes et des adjectifs. Le phénomène de remontée d'un lemme, déjà observé au cours du processus, se produit à nouveau avec l'adjectif «dernier» qui n'obtenait que la troisième place sur la figure \ref{fig:ce_ville_lemma_geode} mais devient le cooccurrent principal de «dans cette ville». De la même manière, le verbe «mourir» prend le deuxième rang, alors qu'il n'était que sixième pour «cette ville». De plus, le troisième rang est occupé par le verbe «naître», absent jusqu'ici des résultats mais de sens contraire à «mourir» et proche de l'adjectif «natal» observé lors de l'analyse de la figure \ref{fig:ville_lemma_geode}. À travers ce vocabulaire susceptible d'apparaître dans des contenus biographiques, on retrouve le procédé utilisé dans l'article WOLSTROPE à l'origine de cette étude. Toutefois, en étant parti seulement du terme «ville», le fait d'observer ce thème émerger du fait d'associations syntaxiques statistiquement significatives montre que le phénomène ne se limite pas à ce seul article mais est assez général dans le corpus.

Les 10 cooccurrents syntaxiques principaux de «dans» (ADP), «ce» (DET), et «ville» (NOUN)

Ces deux lemmes inattendus se présentent donc comme des objets incontournables pour poursuivre l'exploration. Dans TXM [@heiden_txm_2010], on commence par se restreindre au sous-corpus ne contenant que les articles de l'EDdA, qu'on [@=partition]ne par domaine de connaissance. L'outil «Index» paramétré pour compter les lemmes et appliqué sur cette [@=partition] avec la requête CQL dont le code est visible à l'extrait \ref{lst:cql_naitre_mourir} permet de compter les occurrences des deux verbes «naître» et «mourir» dans le corpus. Un nombre d'occurrences n'est pas pertinent en soi sans être rapporté à la taille des différentes [@=partition]s. Le calcul des spécificités (voir la section \ref{sec:EdlA_linguistic_tools} p.\pageref{sec:EdlA_linguistic_tools}) implémenté dans TXM opère cette traduction pour révéler la quantité d'information contenue dans la distribution de formes observées (à quel point elle est susceptible d'apparaître spontanément seulement du fait du hasard ou témoigne au contraire d'un phénomène).

\begin{lstlisting}[caption=Requête CQL sur tout mot dont le lemme est «naître» ou «mourir», label=lst:cql_naitre_mourir] [lemma="(naître|mourir)"] \end{lstlisting}

Sur la figure \ref{fig:naitre_mourir_edda} qui montre le résultat de ces calculs, les deux lemmes apparaissent comme extrêmement spécifiques du domaine Géographie. Le verbe «mourir» obtient une spécificité supérieure à 318 ce qui exclut en pratique toute formation spontanée de cette distribution du vocabulaire. La surreprésentation du lemme «naître» dans la même [@=partition], certes moindre que le précédent avec un score de «seulement» 84, ne peut pas non plus s'expliquer seulement par le hasard. En ce qui concerne les autres [@=partition]s, le profil est tout autre: les deux lemmes sont très sous-représentés dans toutes les autres domaines sauf Philosophie (mais où seul «naître» se distingue, «mourir» reste peu significatif avec une spécificité de 1), Histoire Naturelle (où «mourir» est même sous-spécifique) et Beaux-arts («mourir» et «naître» y obtiennent des scores respectifs de 13 et 19, assez élevés pour justifier éventuellement une étude séparée, mais tout de même nettement inférieurs à ceux observés en Géographie). Les contenus biographiques semblent donc bel et bien entretenir une relation particulière avec la Géographie dans les pages de l'EDdA.

Spécificités des lemmes «naître» et «mourir» par superdomaine dans l'EDdA

L'étape suivante du raisonnement consiste naturellement à se demander si cette observation est propre à l'EDdA ou si elle se généralise à d'autres discours encyclopédiques. Pour répondre à cette question, on procède de la même façon en [@=partition]nant par domaine de connaissance le sous-corpus ne contenant que les articles de LGE avant de calculer les spécificités des deux mêmes lemmes. Les spécificités obtenues suivent un profil bien plus tranché, de nombreux domaines obtenant pour les deux verbes des scores «saturés» (voir la section \ref{textometry_specificity} p.\pageref{textometry_specificity} sur ce point), en positif ou en négatif, c'est-à-dire que les deux y sont «infiniment» spécifiques ou sous-spécifiques. Partout ailleurs, les spécificités sont négatives ou très faibles (seul «naître» obtient un score de 8 pour la Musique). En ce qui concerne la Géographie, les deux lemmes sont très fortement sous-représentés avec des spécificités de -1000. Le phénomène détecté dans l'EDdA semble donc avoir disparu 130 ans plus tard dans LGE.

Spécificités des lemmes «naître» et «mourir» par superdomaine dans LGE

Pour cerner tout à fait l'emploi de ces verbes révélateurs de contenus biographiques dans les entrées de Géographie, il ne reste plus qu'à déterminer dans quelle mesure ils dépendent du style personnel des contributeurs de l'EDdA. En effet, le nom de Jaucourt revient fréquemment à propos de ce type d'inclusions auxquelles Diderot s'est opposé et dont il semble s'être parfois agacé [@laramee_production_2017, p.169]. Pour achever cette étude, on [@=partition]ne donc cette fois le sous-corpus de l'EDdA suivant deux critères, pour croiser à la fois les notions d'auteur et de domaine de connaissance. Pour la première, il faut en effet pouvoir distinguer les écrits de Jaucourt, ceux de Diderot, ceux des autres auteurs et ceux restés anonymes (pour lesquels il n'est pas en tout rigueur possible d'écarter la possibilité qu'ils aient été écrits par Jaucourt ou Diderot). Puisque certains articles résultent de la collaboration entre plusieurs auteurs, il est nécessaire de traiter à part les quatre articles écrits à la fois par Jaucourt et Diderot — les entrées CHANVRE (L'Encyclopédie, T3, p.147), CHAUSSURE (L'Encyclopédie, T3, p.259), \textsc{Ere Philippique} (L'Encyclopédie, T5, p.902) et JALOUSIE (L'Encyclopédie, T8, p.439). La notion de domaine demande moins de finesse car, la surreprésentation écrasante des lemmes «naître» et «mourir» en Géographie ayant déjà été établie, il suffit pour chacune des configurations possibles d'auteur(s) de comparer leurs emplois de ces deux verbes dans et hors de la Géographie. Comme aucun des quatre articles écrits par Jaucourt et Diderot ensemble ne porte sur la Géographie, la [@=partition] correspondant à cette configuration reste vide.

Pour rendre compte des deux dimensions d'analyse simultanées, la figure \ref{fig:naitre_mourir_edda_domain_authors} comporte deux distributions de spécificités, mesurées en Géographie et hors de cette classe pour les mêmes auteurs. Le trait principal qui ressort de cette figure est la prépondérance des deux verbes chez le chevalier de Jaucourt en Géographie, très au-dessus du seuil de banalité fixé par convention à 3. Ensuite, l'emploi du verbe «naître» reste assez élevé dans les autres articles du même auteur (spécificité de 86, contre 138 en Géographie) ce qui souligne l'importance du style de cet auteur, outre le domaine de la Géographie dans l'emploi de ce verbe. La différence d'ordre de grandeur entre les différentes valeurs mesurées empêche toute analyse plus fine car les petites mesures et le seuil de banalité lui-même se confondent avec l'axe des abscisses.

Spécificités des lemmes «naître» et «mourir» par auteur, en Géographie et hors de ce domaine

Pour aller plus loin, il faut masquer les colonnes correspondant à Jaucourt pour obtenir la figure \ref{fig:naitre_mourir_edda_domain_authors_sans_Jaucourt}. Cette dernière figure montre que les deux lemmes de l'étude obtiennent des spécificités fortement négatives hors de la Géographie pour les autres auteurs que Diderot (c'est-à-dire qu'ils sont sous-représentés de manière statistiquement très significative dans les partitions correspondantes). En négatif, cette observation révèle deux choses. La première est que les autres auteurs utilisent tout de même ces deux verbes dans les articles de Géographie, à un niveau assez moyen mais donc supérieur au sous-emploi qui en est fait hors de ce domaine. Ces deux lemmes et les contenus biographiques qu'ils permettent d'écrire ne sont donc pas exclusifs à Jaucourt. La seconde réside dans le fait que Diderot ne semble quant à lui pas sujet au même régime: son emploi de «naître» et «mourir» reste dans les seuils de banalité hors de la Géographie et même très légèrement positif alors qu'il reste négatif sur les articles de cet auteur sur le même domaine (le lemme «naître» y est même assez rare avec une spécificité de -4.6). Diderot apparaît donc plus constant dans son style d'écriture et utilise davantage les deux verbes hors de la Géographie.

Spécificités des lemmes «naître» et «mourir» par auteur à l'exception de Jaucourt, en Géographie et hors de ce domaine

Cette étude révèle donc une répartition nuancée des contenus biographiques dans l'EDdA. Il existe certes un «effet Jaucourt» qui concentre ces contenus, en particulier dans la Géographie, mais également un signal de fond qui démontre l'emploi de ces éléments par les autres auteurs pour traiter le domaine, comme le fait d'Holbach à l'article ISLANDE (L'Encyclopédie, T8, p.916).

L'influence des domaines {#sec:biography_domains}

La section précédente a permis de quantifier l'importance des contenus biographiques en Géographie mais, ce faisant, a aussi mis en lumière l'emploi de verbes associés à ces contenus dans d'autres domaines. C'est ainsi que la figure \ref{fig:naitre_mourir_edda} présentait les Beaux-arts et surtout la Philosophie comme des pistes intéressantes pour la recherche de biographies. Malgré le choix éditorial de ne pas mettre en avant de figures individuelles, le Discours Préliminaire de l'EDdA (L'Encyclopédie, T1, p.xlj) fait en effet mention de nombre de «génies» qui ont façonné les domaines où ils se sont illustrés. L'attention particulière qui leur est portée dans ce Discours Préliminaire — et le fait que Newton dont on sait qu'il y a une biographie dans les pages de l'EDdA soit parmi eux — laisse à penser qu'ils font de bons candidats pour trouver d'éventuelles biographies.

En cherchant leurs noms parmi les vedettes de l'EDdA, on trouve celui de Locke à l'article «LOCKE, Philosophie de» (L'Encyclopédie, T9, p.625). Contrairement à ce que pourrait laisser penser sa vedette, l'article ne se limite pas à la philosophie de Locke et, sur toute sa première moitié, donne un récit de la vie du philosophe de sa naissance à sa mort, riche en dates, lieux et mentions d'autres personnages historiques qui lui sont liés. Il apparaît tout à fait comparable à l'article WOLSTROPE qui, bien que trois fois plus long environ (7 277 mots contre 2 659) contient lui aussi environ une moitié d'éléments biographiques, le reste de l'article concernant directement les travaux de Newton, ses théories et jusqu'à l'exposition des travaux de ses précurseurs comme le paragraphe sur les lois de Kepler.

En plus de constituer un premier exemple de biographie individuelle hors de la Géographie (le désignant de l'article est «Hist. de la Philosoph. moder» et le modèle le classe à Philosophie), cette entrée donne une piste d'explication pour le pic observé dans ce domaine à la figure \ref{fig:naitre_mourir_edda} et dévoile une stratégie pour en trouver d'autres: on peut trouver des informations biographiques sur une personne dans un article motivé par la discussion de sa philosophie. Et cette stratégie s'avère payante puisque l'on en trouve neuf de cette manière, présentés dans le tableau \ref{table:edda_biographies_in_philosophy}. Certains contiennent davantage de récits et de détails personnels (LÉIBNITZIANISME en est particulièrement riche), d'autres sont des attaques assez virulentes contre le philosophe qu'ils décrivent (surtout CAMPANELLA) mais tous contiennent à la fois des éléments biographiques et des détails sur ses travaux. On remarque de plus qu'aucun article n'est de Jaucourt, et que les articles JORDANUS BRUNUS, LÉIBNITZIANISME, LOCKE, PLATONISME et PYTHAGORISME sont tous les cinq signés par Diderot. Ce fait est d'autant plus remarquable quand on considère que la «sécheresse» du style de Diderot dans les articles de Géographie — dont il a dû se défendre dans l'article ENCYCLOPÉDIE4 — est souvent opposée à celui de Jaucourt, fourmillant et érudit, quand il s'agit de décrire la «contrebande» biographique de ce dernier. De plus, ayant publié une biographie de Leibnitz en 1734 [@ferenczi_chevalier_2017, p.87], le chevalier de Jaucourt était particulièrement bien placé pour l'écrire dans l'EDdA; il se contentera pourtant à l'article LEIPSIC (L'Encyclopédie, T9, p.380) de le nommer et de citer Voltaire à son sujet avant de renvoyer son lectorat à l'article LÉIBNITZIANISME. Ces observations montrent donc non seulement qu'il y a des biographies individuelles hors des articles de Géographie (dans la Philosophie), mais qu'en plus il n'y avait pas non plus de «tabou» biographique que Jaucourt aurait enfreint seul et de son propre chef.

Philosophe Vedette Tome Page #article
Bacon BACONISME ou PHILOSOPHIE DE BACON 2 8 92
Campanella CAMPANELLA 2 576 5039
Jérôme Cardan CARDAN 2 675 5624
René Descartes CARTÉSIANISME 2 716 5851
Giordano Bruno JORDANUS BRUNUS, \textsc{Philosophie de} 8 881 3608
Leibnitz LÉIBNITZIANISME ou PHILOSOPHIE DE LÉIBNITZ 9 369 1730
John Locke LOCKE, \textsc{Philosophie de} 9 625 2934
Platon PLATONISME ou \textsc{Philosophie de Platon} 12 745 3325
Pythagore PYTHAGORISME ou \textsc{Philosophie de Pythagore} 13 614 2470

: Coordonnées d'articles de philosophie de l'EDdA contenant des éléments biographiques \label{table:edda_biographies_in_philosophy}

Puisque les biographies de l'EDdA ne sont pas identifiées explicitement, il n'est pas possible d'en dresser une liste exhaustive et de dire avec certitude qu'une biographie est absente de ses pages, mais il semble bien plus difficile d'en trouver ailleurs qu'en Philosophie. En reprenant les noms du Discours Préliminaire, on remarque que pour chaque philosophe de la liste ci-dessus, l'article ayant le plus grand nombre d'occurrences de ce nom (ou au moins un des plus grands comme pour Bacon où il arrive «seulement» au 3^ème^ rang) contiennent l'article qui traite conjointement de sa philosophie et de sa vie. En appliquant la même heuristique à Boërhaave, Boyle et Huyghens les résultats sont différents. L'article ayant le plus d'occurrences de Boërhaave (plus précisément de [word="Bo[eë]rhaave"], la requête [@=CQL] utilisée pour ramener ces résultats5) est l'article de Médecine CRISE (L'Encyclopédie, T4, p.471) qui ne le mentionne que pour ses contributions sur le sujet (avec 29 occurrences), mais le deuxième avec le plus de mentions est un article de Géographie signé par Jaucourt: l'article VOORHOUT (L'Encyclopédie, T17, p.468) qui offre un nouvel exemple de biographie «complète» dans un article prétexte comme l'était WOLSTROPE. Le nom de Boërhaave apparaît dès la première phrase en termes laudatifs et l'intégralité de l'article se partage entre les détails de sa vie personnelle et professionnelle. Au lieu que sa vie soit racontée dans un article sur ses contributions principales au domaine comme c'était le cas pour les philosophes, sa biographie est «déguisée» en article de Géographie.

Pour Boyle et Huyghens, les articles avec le plus grand nombre d'occurrences de leurs noms sont purement techniques et portent exclusivement sur leurs thématiques de recherches, respectivement la Chimie — AIR (L'Encyclopédie, T1, p.225) et CHYMIE (L'Encyclopédie, T3, p.408) — et la Physique et les Mathématiques — «Figure de la Terre» (L'Encyclopédie, T6, p.749), CYCLOIDE (L'Encyclopédie, T4, p.590), PENDULE (L'Encyclopédie, T12, p.293) et «Ressort spiral» (L'Encyclopédie, T14, p.188). Mais, en sélectionnant dans la liste des résultats non plus les articles ayant le plus d'occurrences mais ceux en Géographie, émergent alors les articles LISMORE (L'Encyclopédie, T9, p.574) — ville d'origine de Boyle — et «HAIE (la)» (L'Encyclopédie, T8, p.23) — celle de Huyghens. Les deux sont également de Jaucourt mais à la différence de VOORHOUT il s'agit plutôt de biographies «partielles». L'article sur LISMORE contient un paragraphe entier sur la ville, son importance politique (faible) et sa position, et même la biographie de Boyle dans le second paragraphe est introduite par rapport au contexte historique de la ville, ce qui fait que Boyle occupe strictement moins que la moitié du texte. Quant à celui sur La Haye, en plus de détailler l'étymologie du nom de la ville, son histoire et sa place contemporaine dans le pays et l'Europe, il cite non seulement Huyghens mais également Jacques Golius, Jean Meursius, Frédéric Ruysch, Albert Henri de Sallengre et Jean Second. L'article s'achève même par une «biographie-mystère» d'un «monarque célèbre» mais pas nommé, dans laquelle il n'est pas difficile de reconnaître Guillaume III d'Orange-Nassau. Une fois encore, si ces trois exemples ne constituent pas une démonstration définitive que les savants hors de la Philosophie n'ont pas leur biographie dans l'article disciplinaire décrivant leur doctrine, ils semblent toutefois bien le suggérer, et si des biographies d'autres savants moins mis en avant dans le Discours Préliminaire et moins mentionnés en général dans les pages de l'EDdA venaient à être mise au jour dans des articles de spécialité, il s'agirait surtout de comprendre pourquoi Boërhaave, Boyle et Huyghens n'ont pas eu le même honneur.

En admettant cette inférence, il semble donc y avoir un régime différent pour les philosophes par rapport aux autres savants. Cela pourrait s'expliquer par les différences entre disciplines: là où les physiciens travaillent généralement sur des problèmes variés, les théories philosophiques qui par nature tendent à décrire le monde dans son ensemble sont plus enclines à former des «systèmes» caractéristiques de leur auteur et difficiles à séparer d'eux. Il est sans doute malaisé de bien distinguer aussi nettement les disciplines à une époque de polymathie encore assez générale mais il semble tout de même y avoir une importance particulière accordée à la Philosophie. Alors que Newton est surtout considéré actuellement comme un physicien, sa contribution est particulièrement valorisée dans les pages de l'EDdA et mise en regard de celles de Descartes et de Leibnitz qu'il a affronté sur certains problèmes. Les trois savants se retrouvent dans des contextes similaires, et ont des cooccurrents très proches: des mots comme «analyse», «philosophie», «calcul», «principes» et «démontrés» et même plus directement leurs noms (par exemple "Newton" et "Descartes" sont dans les cinq cooccurrents les plus forts de "Leibnitz" et il en va de même pour les deux autres combinaisons qu'on peut former de leurs trois noms). Et on constate même qu'à la différence des autres physiciens il possède lui aussi un article à son nom: NEWTONIANISME (L'Encyclopédie, T11, p.122), reformulé en «Philosophie Newtonienne». Il semble que ce terme, bien qu'il soit explicité de plusieurs façons («physique expérimentale», «mécanique & mathématique», «partie de la Physique»), soit surtout utilisé pour souligner l'ampleur du saut conceptuel que représente la démarche de Newton par rapport à ses prédécesseurs. L'article est très différent des articles de doctrines philosophiques discutés plus haut ne serait-ce que par son lexique: des mots comme «âme» et «Dieu» qui apparaissent fréquemment chez les autres philosophes sont absents de l'article NEWTONIANISME, et le mot «corps» par exemple qui était opposé à âme et discuté dans un rapport à soi-même chez eux y devient un terme de physique: «corps physique», «corps céleste», «corps pesans» (sic). Ces différences sont particulièrement visibles sur le diagramme d'[@=AFC] de la figure \ref{fig:newton_vs_philosophers} représentant les 65 lemmes les plus fréquents parmi les textes de doctrines philosophiques (ceux du tableau \ref{table:edda_biographies_in_philosophy}, le nuage de points rouges sur la figure) auxquels est rajouté NEWTONIANISME (le point EDdA_11_679 très nettement à part sur la figure). Newton est donc mis au même niveau que les grands philosophes alors que le contenu de ses travaux est tout à fait différent. La vraie question qui se pose n'est donc pas «pourquoi les biographies sont-elles cachées dans la Géographie ?» car elles ne le sont pas toutes, mais bien plutôt «pourquoi celle de Newton n'a-t-elle pas pu figurer dans son propre article ?». Faut-il y voir un lien avec les reproches faits à Newton mentionnés dans le Discours Préliminaire et la manière dont il y est opposé à Descartes, jusqu'à suggérer qu'il était difficile en France de s'en déclarer partisan, comme a pu le faire Maupertuis «le premier qui ait osé parmi nous se déclarer ouvertement Newtonien» ?

Analyse Factorielle des Correspondances pour les articles de systèmes philosophiques dans l'EDdA, y compris NEWTONIANISME

Différents profils de passages biographiques

Proportion de contenu biographique

Si on revient à l'article WOLSTROPE qui est en grande partie à la base de toutes les réflexions de cette section, la situation est limpide car Jaucourt ne fait pas le moindre effort pour déguiser sa biographie: le bourg n'est cité qu'en relation à Isaac Newton dès la première phrase et les deux seules informations, lapidaires, que l'on pourrait qualifier de géographiques à son propos tiennent dans les huit premiers mots, en un syntagme nominal et un complément circonstanciel: «bourg d'Angleterre, dans le comté de Lincoln». Aucune coordonnée, aucune distance ni même direction à partir d'une autre ville ou point remarquable du territoire anglais.

Mais la situation est quand même toute autre avec l'article LODEVE (L'Encyclopédie, T9, p.627). L'article commence par un paragraphe entier qui en plus de donner une précision d'ordre administrative («un évêché suffragant») dresse un rapide historique de la ville depuis son nom latin attesté par Pline jusqu'à donner le gentilé de ses habitants pour se conclure par un concentré d'informations sur le paysage et le climat («sec et stérile»), l'activité économique de la ville («manufactures de draps & de chapeaux») et sa situation par rapport aux cours d'eau et reliefs («sur la Lergue, au pié des Cévennes») avant de la situer en distance par rapport à cinq villes différentes classées par ordre croissant de distance et d'importance dont les deux dernières avec en prime une direction sur la rose des vents. Et de se conclure, de surcroît, par des coordonnées en longitude et latitude, basées vraisemblablement sur le méridien de l'île de Fer (longitude

\geq
20 pour un lieu en France métropolitaine). C'est quand même se donner beaucoup de peine pour seulement parler du cardinal de Fleury. D'autant plus que, non seulement la biographie du cardinal occupe déjà moins de lignes que le seul premier paragraphe de l'article, mais en plus il n'est pas le seul à être mentionné. Une phrase présente deux cardinaux nés à Lodève, et chacun a droit a son propre paragraphe. On est donc manifestement en présence de deux phénomènes très différents.

Parmi les autres articles cités par @vigier_articles_2022, SOULIERS (L'Encyclopédie, T15, p.406) est bien plus proche du modèle de WOLSTROPE quoique la première phrase réussisse à s'achever avant de citer Antoine Arena. L'article VALOGNE (L'Encyclopédie, T16, p.824) en revanche, bien qu'il accorde à Jean de Launoi une place plus importante que celle qu'occupe le cardinal de Fleury dans l'article LODEVE, commence tout de même par un paragraphe géographique complet. Dans le même cas, on peut également citer l'article NICE (L'Encyclopédie, T11, p.131) qui accorde une très large place à Cassini mais seulement après avoir parlé de la ville elle-même. Ces différents exemples semblent donc s'inscrire dans un spectre continu de possibilités entre les deux tendances extrêmes en termes de proportion de contenu que représenteraient WOLSTROPE — biographie «complète» — et LODEVE — biographie «partielle» — qui constitue un premier critère pour caractériser les biographies de l'EDdA.

Motivation de l'article

Les biographies «cachées» dans la Géographie rendent la navigation particulièrement difficile puisqu'elles sont inaccessibles à moins de connaître une «clef» particulière: le lieu de naissance de la personne recherchée. Pour en trouver, une stratégie consiste à penser à des personnages historiques dont on espère qu'il pourrait y avoir une biographie, à trouver leur lieu de naissance dans une autre source et à consulter l'article du lieu en question. On trouve ainsi par exemple l'article \textsc{Ferté-Milon} (L'Encyclopédie, T6, p.556) qui est en fait le lieu de naissance de l'auteur Racine (figure \ref{fig:edda_ferte_milon}). En plus de faire étrangement écho à la remarque ci-dessus sur la prédominance de la Philosophie — on reproche quand même à demi-mot à Racine de n'avoir été «que» poète et pas philosophe — l'article très bref signé par Jaucourt pose un défi d'interprétation. En effet, l'auteur semble dire que le seul intérêt de la ville — et par là même de l'article — réside dans la mention de Racine («uniquement remarquable par»). Mais il est dit bien peu de choses sur le tragédien: sa date de mort et l'âge qu'il avait alors, le domaine dans lequel il a exercé et le succès qu'il y a rencontré. Même ces 4 lignes qui précèdent la remarque lui reprochant de ne pas avoir fait de philosophie ne parviennent pas à lui être entièrement consacrées puisqu'il y est également fait mention de Corneille. Sur les sept lignes et demie que comprend l'article, cela ne fait donc qu'une grosse moitié du volume de l'article réellement dédiée à Racine. Le critère portant sur la proportion de l'article dédiée à la biographie est donc d'une utilité très limitée à l'échelle d'un article aussi court. Jaucourt parvient quand même à glisser des coordonnées géographiques avant sa signature, on pourrait presque se demander s'il lui importe de donner de l'information sur le lieu, malgré sa remarque initiale dépréciative sur l'intérêt de ce dernier.

Article "Ferté-Milon" EDdA, T6

Ce trait dépréciatif se rencontre d'ailleurs dans plusieurs biographies cachées dans la Géographie par exemple dans VOORHOUT «village de Hollande […] mais village illustré» (l'opposition avec la conjonction de coordination «mais» semble montrer que village revêt ici un caractère négatif) ou dans \textsc{Villa-nueva} (L'Encyclopédie, T17, p.274) «qui n'est connu que pour avoir donné la naissance à Michel Servet» dans une autre biographie complète cachée, qui ne parle en fait pas d'autre chose que de ce personnage historique. D'ailleurs, les recherches avec la stratégie illustrée ci-dessus pour Racine montrent assez vite qu'il est d'autant plus probable de trouver une biographie complète que le lieu de naissance de la personne est petit. Une ville de très grandes dimensions comme Paris est bien sûr le lieu de naissance de nombreux personnages historiques importants, mais ce fait ne permet pas d'accéder à leurs biographies, car l'article Paris pourtant long de 23 272 mots n'en contient aucune ! Après avoir écarté l'évidence dans son deuxième paragraphe «Elle a produit plus de grands personnages […] que toutes les autres villes de France […]», l'article passe sous silence le fait qu'il n'en donnera pas. Une explication parfois avancée pour la présence de biographies dans les articles de Géographie est une tendance de Jaucourt à laisser son érudition prendre la place: c'est pourtant lui qui signe cet article, et qui y consacre le dernier quart (600 lignes !) pour dresser un parallèle entre Paris et l'Athènes antique. L'érudition, le style personnel de Jaucourt et la simple longueur des articles ne suffisent donc pas à prédire la présence de passages biographiques.

En essayant de trouver un juste milieu entre la Ferté-Milon et Paris, pour regarder des villes de taille intermédiaire, on trouve alors très facilement un grand nombre de biographies: l'entrée pour TOURS (L'Encyclopédie, T16, p.490) en contient 8 dont deux frères qui sont décrits indépendamment, celle pour TROYES (L'Encyclopédie, T16, p.719) en contient 9 sans liens entre les personnes, ROUEN atteint le total de 24. À chaque fois le motif est semblable: une suite de biographies succintes sans liens entre elles et présentée implicitement comme un passage obligé des articles («je passe aux simples hommes de lettre natifs de», «l'abondance m'oblige de m'arrêter à cette liste», «je ne me propose que d'indiquer ici les principaux»), ce qui est renforcé par l'usage fréquent de l'ordre alphabétique. Ce que disent en négatif ces énumérations, c'est qu'elles sont là parce que le lectorat de ces articles s'attendent à les trouver, plus que pour l'intérêt de la vie individuelle de chaque personne. Ce qui ne signifie pas qu'elles doivent être anecdotiques: les exemples de la section \ref{sec:biography_domains} contiennent des savants majeurs de leurs domaines cités brièvement dans les villes qui les ont vu naître: même Leibnitz, dont la vraie biographie est à l'article LÉIBNITZIANISME, est mentionné dans l'article LEIPSIC, en même temps qu'une remarque éclairante sur la motivation profonde de ces biographies: «Leibnitz seul auroit suffi pour donner du relief à Leipsic sa patrie». Ces énumérations sont là pour l'anecdote, elles ornent, donnent davantage d'intérêt aux lieux traités. En cela elles font partie du discours géographique de l'époque.

Toutes ces remarques convergent donc pour dégager un dernier critère à appliquer aux biographies trouvées dans les articles de Géographie: celui de la motivation «biographique» ou «intrinsèque» de l'article, c'est-à-dire à quel point il ne doit son existence qu'à la personne dont il contient la biographie ou bien au contraire à quel point le passage biographique ne fait qu'apporter une information à propos d'un endroit sur lequel il y aurait eu de toute façon une entrée. La figure \ref{fig:biography_criteria} illustre les deux critères dégagés ci-dessus en plaçant les articles les plus emblématiques discutés au fil de cette section. Chaque axe de la figure correspond à un des critères: celui des abscisses à la proportion de contenu biographique dans l'article calculée comme le rapport du nombre de lignes consacrées à des personnages historiques sur le nombre total de lignes de l'article; celui des ordonnées à une note quelque peu arbitraire tâchant de rendre compte des arguments discutés pour chaque article, notamment de la quantité et de la précision du contenu géographique, des remarques dépréciatives éventuelles des auteurs, du nombre de biographies présentes dans le même article et de l'importance relative de la ville dont il est possible de se faire une idée par exemple en cherchant le nombre d'occurrences dans l'ensemble du texte de l'EDdA.

Visualisation d'articles de l'EDdA discutés dans la section suivant les deux critères identifiés

Il ressort donc de ce qui précède que la Géographie dans l'EDdA a effectivement servi dans une certaine mesure à abriter pour diverses raisons des textes purement biographiques. En revanche cette étude révèle également que dans le contexte de l'époque, une certaine part de contenu biographique était au moins acceptable sinon attendue dans un article de Géographie. C'est d'ailleurs peut-être ce fait qui a rendu possible l'opération de dissimulation des biographies: en effet, comment celles-ci auraient pu être cachées dans les articles de Géographie si elles avaient choqué par leur présence ?

La situation est tout autre à la fin du XIX^ème^ siècle dans les pages de LGE où les biographies ont leur place attitrée. Isaac Newton a alors son propre article «NEWTON (Sir Isaac)» (La Grande Encyclopédie, T24, p.1048) dans lequel il est simplement fait mention de son lieu de naissance, désormais orthographié «Whoolstorpe» et sans article. Un autre «article-prétexte», celui de Boërhaave, suit le même chemin et fait l'objet d'une entrée (La Grande Encyclopédie, T7, p.42) qui mentionne «Woorhout», sans entrée associée. Pour les autres articles, on constate que VALOGNES (La Grande Encyclopédie, T31, p.683) ne cite plus Jean de Launoi alors que que LODÈVE (La Grande Encyclopédie, T22, p.404) retient une simple mention du cardinal de Fleury à l'issu d'un paragraphe sur les bâtiments religieux de la ville, sans date ni caractère narratif. Pour une ville de taille intermédiaire comme TROYES (La Grande Encyclopédie, T31, p.432), une section \textsc{Grands Hommes} est présente, au même niveau que les sections \textsc{Monuments}, \textsc{Histoire} et \textsc{Évêques de Troyes}. Cette partie se trouve à la toute fin de l'article, juste avant la bibliographie, confirmant son caractère plus pittoresque. Elle consiste en une énumération de noms et d'années de décès, parfois sans même de titre ni de profession. Évoquer les personnes qui ont vécu à un endroit donné reste donc une des fonctions attendues de la Géographie dans LGE, tandis qu'une frontière plus nette se dessine entre la biographie en tant que telle et ce qui n'est plus qu'anecdote.

  1. et donc, dans le cas précis de la Géographie, comme autant de pommes de la discorde entre Diderot et Jaucourt

  2. http://phraseotext.univ-grenoble-alpes.fr/lexicoscope_beta/doc/Reference%20TQL.fr.pdf

  3. https://universaldependencies.org/u/dep/index.html

  4. voir sur ce point la section \ref{sec:geo_intro} page \pageref{sec:geo_intro}

  5. l'orthographe des noms propres peut parfois varier dans les pages de l'EDdA surtout quand il y a des diacritiques